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December 23, 2011

New York, cité bénie des ethnolinguistes

La « Grosse Pomme » abrite des locuteurs de plus de 800 langues en péril. Ses divers quartiers sont un nouveau terrain d’étude et de sauvegarde de ce patrimoine immatériel

Sylvain Cypel

New York, correspondant

Une langue qui disparaît, ce n’est pas seulement une mutilation du savoir, une incapacité à déchiffrer les traces de l’Histoire, c’est aussi la mémoire de l’enfance qui se perd. » Linguiste de l’université Columbia de New York et spécialiste des langues austronésiennes (deuxième groupe au monde en nombre d’idiomes), Daniel Kaufman cherche à préserver la neutralité scientifique qui sied à sa fonction mais, par moments, l’émotion perce sous le propos. Avec la linguiste australienne Juliet Blevins, de la City University, et Bob Holman, poète et enseignant d’écriture poétique (lui aussi à Columbia), le professeur Kaufman a fondé, en 2010, ELA (pour Endangered Languages Alliance) : l’Alliance pour les langues en péril.

Sur les 6 800 langues et dialectes parlés dans le monde, 65 % à 90 % pourraient disparaître d’ici à la fin du siècle si aucune entreprise de préservation ne contrecarre le mouvement actuel. Evidemment, dit M. Kaufman, les langues, comme les peuples, naissent et périssent. Mais jamais autant qu’aujourd’hui a-t-on constaté un rythme aussi échevelé de disparition des langues minoritaires. Définis depuis les années 1980 par l’Unesco, les critères de la « dangerosité » à laquelle est soumise une langue rare se déclinent sur trois niveaux : d’abord le degré d’interruption de la transmission intergénérationnelle, ensuite le nombre de locuteurs restants, enfin le pourcentage de ces locuteurs dans le groupe humain au sein duquel ils vivent. D’ores et déjà, chaque mois, deux langages s’éteignent sur terre avec la mort de leur dernier locuteur. Et le rythme s’accélère.

L’originalité d’ELA, organisme de recherches mais aussi de soutien aux langues en danger, est qu’au lieu de développer un travail de terrain dans les zones les plus menacées, c’est la ville même de ses créateurs et ses alentours qu’ils ont choisi de transformer en terrain d’études. Leur explication tient en une donnée simple : nulle part ailleurs il n’existe une telle concentration de populations parlant des langues en voie d’extinction. Selon les derniers calculs d’ELA, New York et sa conurbation concentreraient des locuteurs de plus de 800 langues en péril – « et pas un mois ne passe sans qu’on en découvre de nouvelles », dit la professeure Blevins. Parmi les dernières : l’ik-posso, un dialecte du Togo.

L’année 2012 devrait être consacrée, entre autres, à un recensement plus systématique des langues rares et de leurs locuteurs new-yorkais. L’objectif plus vaste d’ELA consiste à codifier progressivement ces langues en péril, leur vocabulaire, grammaire et prononciation, et à recenser les éléments culturels, oraux et écrits, les constituant.

Pour expliquer en quoi la Grosse Pomme offre un « laboratoire exceptionnel » pour oeuvrer à la préservation d’une langue menacée, M. Kaufman explique qu’en se regroupant souvent en communautés linguistiques, ses locuteurs offrent, ici, une concentration de population nombreuse et plus accessible que celle restée dans ses lieux d’origine. Ainsi, le quartier du Bronx est-il devenu le plus « multilingue du monde ». Une fois par mois, par exemple, on peut y entendre dans une église une messe en garifuna, un dialecte arawakan véhiculé par des descendants d’esclaves caribéens. Un très grand nombre des langues indiennes du Mexique, dont la soixantaine de variantes du nahuatl, sont parlées dans le Queens. Brooklyn est « idéal » pour les langues rares de l’ex-URSS et du Causase et, « à Harlem, les locuteurs de langues rares africaines se multiplient ». On trouve à la périphérie de New York des émigrés proche-orientaux de culte syriaque parlant le néo-araméen.

Le professeur Kaufman donne l’exemple du wakhi (ou waki), sur lequel travaillent ses collaborateurs. Cet idiome est utilisé par divers groupes – quelques dizaines de milliers de personnes au total – situés aux chevauchements de cinq pays : Pakistan, Afghanistan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Chine. Pour des motifs tenant aux aléas historiques, leur langue, issue du groupe pamiri, s’écrit aujourd’hui en caractères cyrilliques – cas le plus fréquent -, mais aussi arabes, via les alphabets persan et pachto. Tout en ayant établi un contact avec des correspondants locaux, des membres d’ELA s’attachent aujourd’hui, avec des locuteurs new-yorkais, à créer un alphabet commun à tous, accompagné d’une production de livres et de cassettes audio pour enfants à partir des contes et légendes, afin de préserver la mémoire d’une population minoritaire partout où elle est dispersée. Son organisme pourrait se diriger vers un alphabet… en lettres latines, indique M. Kaufman. Pour ceux qui, à New York, « s’attachent à maintenir leur culture orale et écrite, ce pourrait être paradoxalement la meilleure option », admet-il.

Encore très jeune, ELA dispose d’un pécule réduit et ses collaborateurs et contacts agissent le plus souvent bénévolement. Mais, dit la professeure Blevins, le développement est extrêmement rapide. Nombre d’associations s’adressent à elle, et le bouche-à-oreille fonctionne à plein régime. Pourtant, le sentiment d’urgence y prédomine. « Beaucoup croient que les temps où les langues étaient réprimées, où le général Franco interdisait l’usage du catalan, sont révolus. C’est totalement faux. Partout dans le monde, des hommes sont humiliés, des enfants obligés de manger du savon lorsqu’ils sont surpris à parler leur langue, comme ce fut le cas aux Etats-Unis pour les Amérindiens jusque dans les années 1960. En Afrique et en Asie, des génocides linguistiques ont toujours cours », assure M. Kaufman, qui a beaucoup travaillé sur le Soudan.

« En Nouvelle-Guinée, ajoute Mme Blevins, dans certains endroits, on ne peut plus travailler si l’on ne se conforme pas à certains impératifs linguistiques imposés d’en haut. » Aux conditions politiques locales, indiquent les responsables d’ELA, s’ajoutent les pressions économiques d’une mondialisation anarchique qui pousse à l’uniformité. « Le jour où il ne restera que 100 langues au monde, la science aura perdu une quantité incommensurable de connaissances et de moyens d’accès au savoir », s’inquiètent les chercheurs.

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